Espaces incertains
Plongée dans l’œuvre de François Génot, Wanderer contemporain qui utilise son environnement comme matière première artistique : ou comment (re)mettre en pleine lumière ce que généralement on ne voit plus. Friches, terrains vagues, herbes folles qui poussent dans les caniveaux…
Dessiner & photographier
Toute la jeune œuvre de François Génot semble s’abreuver à deux sources vives, le dessin et la déambulation, socles indispensables de sa création, fondements essentiels sans lesquels tout vacillerait. « Au départ, il y a le dessin », nous explique-t-il, rajoutant : « Pour moi, il s’agit d’une pratique quotidienne ». Dans ses “carnets de bord” il dessine tout. N’importe quoi. Ce qu’il voit. Ce qui lui passe par la tête. Il colle aussi des choses glanées ici et là ou imagine des histoires comme autant de BD. « C’est un rituel, mais un rituel sans programme, sans contraintes » comme il se plait à le préciser. Tous ces éléments bruts serviront un jour. De ce flux de documentation jaillira quelque chose, plus tard, quand tout sera digéré, prêt à être transformé. De l’importance de la prise de notes. Une autre manière d’accumuler cette matière première essentielle à la création est de prendre des photos, considérées non pas comme des œuvres en elles-mêmes, mais comme un substitut ou un prolongement du dessin, c’est selon. La marche, que ce soit en ville ou en forêt, possède alors une double fonction : elle permet certes de collecter des “informations” des les engranger sur forme de dessins ou de clichés ; mais elle rend surtout le stade suivant possible, celui de la sédimentation : « marcher permet de vivre son environnement plus intensément, arpenter l’espace qui nous entoure sans se donner d’autre “objectif” que l’errance permet de voir des lignes de force se dégager ».
Lieux & non-lieux
« Dans la réalité concrète du monde d’aujourd’hui, les lieux et les espaces, les lieux et les non-lieux s’enchevêtrent, s’interpénètrent. La possibilité du non-lieu n’est jamais absente de quelque lieu que ce soit » écrivait Marc Augé dans Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité (Seuil, 1992). Si on veut bien s’emparer de cette phrase, la lire et la relire, fermer les yeux et laisser aller son imagination, on voit vite apparaître, dans son esprit, les contours généraux de ce que pourrait être un “non-lieu”, même s’ils n’épousent pas stricto sensu ceux que définit l’anthropologue dans son ouvrage. Espaces verts perdus entre les voies d’un échangeur d’autoroute, maison délabrée, champs cultivés puis délaissés, station-service hors service, friches de nature variées… En somme tous les endroits où l’homme a posé sa patte et, qui, pour des raisons multiples, sont revenus à la nature. Le botaniste et écrivain Gilles Clément va encore plus loin, en définissant le Tiers paysage qui « désigne la somme des espaces où l’homme abandonne l’évolution du paysage à la seule nature. Il concerne les délaissés urbains ou ruraux, les espaces de transition, les friches, marais, landes, tourbières, mais aussi les bords de route, rives, talus de voies ferrées, etc … À l’ensemble des délaissés viennent s’ajouter les territoires en réserve. Réserves de fait : lieux inaccessibles, sommets de montagne, lieux incultes, déserts ; réserves institutionnelles : parcs nationaux, parcs régionaux, “réserves naturelles” ». S’il y voit « le réservoir génétique de la planète, l’espace du futur » ; François Génot, lui, le considère comme le point focal et la matrice de son action artistique.
Nature & culture
« Pour moi, une friche est un espace vivant » explique le plasticien, s’attachant alors à incarner tous ces territoires transitoires « ces carrés de verdure à l’abandon où s’exprime l’essence même de la dynamique végétale, alors que trop de gens réduisent la nature à une belle forêt bien propre et ordonnée avec ses arbres alignés comme à la parade ». L’artiste va représenter cette luxuriance. Tel est l’objet de la série de grand formats à l’huile Klein Stück (2008) où sont peintes des zones “hors champ”, celles qui n’accrochent pas l’œil du promeneur contemporain où plantes et signes urbains cohabitent comme si deux écritures complémentaires aussi complexes à lire l’une que l’autre se mêlaient indissolublement dans une étonnante accumulation de signes qui nous sont ici jetés en plein visage… alors qu’au quotidien on ne les regarde pas. Auparavant, avec Les Bas-côtés (2007), autres tableaux imposants, François Génot s’était attaché à agrandir, à partir de gros plans photographiques, différents « “espaces sources”, des abords de chemins ou des graminées poussant aux alentours d’un chantier », restituant ces zones minuscules comme des paysages conséquents, les agrandissant considérablement. L’artiste nous fait penser à ces “Wanderer” peuplant la mythologie romantique germanique qui parcourent les forêts, cherchant encore et toujours le bonheur et un idéal qu’il ne trouveront bien évidemment jamais… dans un état de perpétuelle nostalgie de quelque chose qu’il ne connaissent même pas. Comme si la peinture de Caspar David Friedrich avait ici trouvé un avatar contemporain dans lequel nature et culture ne s’opposent pas.
Friche & ex-friche
Après avoir flirté avec la représentation dans toute son œuvre (pensons à ces cartes postales des années 60 recyclées, à ces animaux écrasés ou à des dessins réalisés avec des tampons), François Génot a tenté, avec les deux séries que nous venons d’évoquer, de nous pousser à nous arrêter devant ce que nous ne voyons plus. Appelons cela une friche, pour simplifier. À Meisenthal, avec La grande Traversée, il va plus loin, reconstituant avec pelles et bulldozers un vrai terrain vague berlinois, investissant un espace immense, une friche industrielle, avec des mètres cubes de terre et des milliers de plantes. Il semble certes nous montrer comment le lieu aurait pu devenir s’il avait été complètement délaissé… mais aussi proposer au “visiteur promeneur” une réelle réflexion sur des espaces (soi disant) abandonnés, sur ces zones d’incertitude qui, pour le plus grand nombre, sont vides. L’artiste nous montre avec cette mise en abyme qu’elles sont, au contraire, pleines de signes, de sens, de potentialités… et d’âme.
Hervé Lévy
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