“Le chemin suivait l'ancien remblai d'une voie ferrée. Mais depuis bien des années aucun train ne l'avait parcourue. A droite et à gauche, la forêt gonflant les pentes du remblai qu'elle escaladait, l'enveloppait d'une vague verdoyante d'arbres et d'arbustes. Ce n'était qu'une simple piste, à peine assez large pour laisser passer un homme - une sorte de sentier pour animaux sauvages.
Cà et là, un morceau de fer rouillé apparaissait, indiquant que, sous les buissons, rails et traverses subsistaient. A un endroit surgissait un arbre de dix pieds : en poussant, il avait soulevé l'extrémité d'un rail, qui apparaissait très nettement. Bien entendu, la traverse avait suivi le rail, auquel elle était encore rivée par un tire-fond ; le dessous était recouvert par les pierres du ballast et par les feuilles mortes ; ainsi le bois pourri, en voie de décomposition, pointait curieusement vers le ciel selon une ligne oblique. Si antique que fût la voie ferrée, on reconnaissait sans peine qu'elle avait été à voie unique.”

Jack London, La Peste écarlate, Phébus libretto

 

Îlots d’incertitudes, résidus de conscience

Un paysage est avant tout une expérience dynamique. Que ce soit à travers la marche, l’errance ou la contemplation, il s’agit d’adopter et d’expérimenter une attitude où l’espace cesse d’être envisagé et perçu sous une forme statique. L’espace est une vibration à dimension plastique, sans cesse quelque chose y diffère, et c’est à ces processus de différenciation ininterrompus auxquels il faudra dès lors tenter d’être attentif. On pourrait appeler cette démarche “Sortir du bois” : une manière de s’agripper et de prolonger un motif paysager, où le foisonnement nous donne «l’impression toujours un peu anxieuse qu’on s’enfonce dans un monde sans limite»1, pour ensuite se diriger, à la lisière, vers des lieux en marge souvent négligés. L’attention particulière que requiert cette attitude vise notamment à reconsidérer les mondes végétaux et animaux, et ce en tant qu’ils sont doués d’une certaine autonomie proliférante. Le paysage et ses composantes végétales et animales ne peuvent être envisagés uniquement à travers nos lunettes anthropocentriques, la “nature” n’est pas ce que l’homme en dit, elle ne se cantonne pas aux limites que l’homme depuis trop longtemps lui assigne. Elle travaille aussi bien nos univers urbains que ruraux, nos imaginaires sociaux ou oniriques, et ce sous des formes encore trop peu explorées. En contrepoint de nos aménagements culturels, pour la plupart stériles, existent des zones incertaines. Les espaces en friche, les zones transitoires, les terrains vagues, un taillis au milieu d’un champ, un verger abandonné revenant à la forêt de façon spontanée, des ouvrages militaires, maisons ou friches industrielles devenant des vestiges à ciels ouverts regagnés par la végétation ; ces quelques exemples ont tous en commun de mobiliser des espaces laissés pour un temps à eux-mêmes. Ce sont là des terreaux propices à la formation de nouveaux paysages marqués par la prolifération d’une végétation vivace. Souvent d’apparence chaotique, considérés sans intérêts, voire à éradiquer, ces «délaissés»2 s’avèrent être d’une richesse insoupçonnée. Le travail esthétique et plastique qui se dégagera de cette expérience voudrait justement amener le “spectateur” à modifier ces habitudes perceptives, l’amener à voir ce qu’auparavant il ne voyait que de façon passive, l’amener à sentir les forces “naturantes” qui investissent nos paysages coutumiers. Mais si cette dimension proliférante est à l’œuvre au sein de ces paysages, elle ne manque pas de réveiller ce que nous conviendrons d’appeler des “résidus de conscience” : empreintes de nos histoires, de notre Histoire, où se sont frayés et se frayent encore les marques de nos passages. Ces espaces multiples et d’alternatives sont aussi, et avant tout, un marqueur de ce que l’homme ne peut pas tout maîtriser : une faille laissant surgir ça et là des résidus échappant à sa capture. Serait-ce en quelque sorte une nouvelle Nature propre au XXI ème siècle en écho aux conséquences des grandes catastrophes latentes ?

FG

 

Notes
1 La poétique de l’espace, Gaston Bachelard
2 Manifeste du Tiers Paysages, Gilles Clément

 

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