Entretien avec Baptiste Lanaspeze/Wildproject
Par-delà la diversité des médias employés (dessin, sculpture, photographie, installation, céramique), par-delà sa variété formelle, votre travail manifeste une solide cohérence. On est tenté de penser que cette maturité est liée à la singularité d'une recherche sur le monde naturel. Comment décririez-vous la genèse de cet intérêt ?
J'ai grandi au cœur des forêts des Vosges du Nord, puis dans le contexte rural de "l'Alsace bossue". J'ai surtout été profondément marqué par l'intérêt que portent mes parents à la nature. Avec un père ingénieur écologue oeuvrant pour la protection de la nature et passionné par la chouette chevêche, une mère biologiste et connaisseuse en botanique, qui vous traînent le dimanche matin dans des chemins de traverses enneigés, alors que tous vos congénères sont affalés devant Lucky Luke, cela vous permet de vous poser rapidement beaucoup de bonnes questions.
Vers l'âge de 15 ans, je me suis emparé d’aquarelles pour traduire un sentiment, quelque chose… Je me suis vite aperçu de la vacuité du système scolaire, basé sur des méthodes répétitives et une certaine dose de servilité, et j'ai eu envie de m'échapper. Le mot récurrent que j’entendais à mon propos fut "manque de rigueur", j'en ai pris acte. J'ai donc peinturluré, jusqu’à ce que mes parents m'envoient, l'hiver 1995, chez un peintre établi dans le village, Frédéric Wioland, qui comme convenu, devait me donner des notions pratiques en art.
La rencontre fut décisive. Lui-même travaillait à la représentation de la nature, par le paysage et l'observation des insectes, selon une approche assez classique. Il m'emmena un matin glacial peindre un étang gelé. J'eus la sensation physique de faire corps avec mon sujet et d’échapper à toute forme de contraintes, y compris la question du choix du sujet. Il s'agissait simplement de faire !
Dès lors, je n'ai eu de cesse de peindre en autodidacte des vues paysagères, sur le terrain ou d'après des photographies glanées çà et là ; affirmant un certain goût pour la couleur et les compositions graphiques mettant en scènes les éléments naturels. La suite, c'est les Beaux-Arts et la découverte de l'histoire de l'art et des techniques d'ateliers comme la gravure sur métal et la photographie, le principe d'exposition puis l'espace.
Je ne me suis alors jamais éloigné du motif paysager, mais j'ai diversifié mes pratiques et mes approches. Du manque de rigueur, j'ai cultivé une attitude et me suis plongé dans un travail lié au processus de fabrication, une sorte de mimétisme lié aux éléments végétaux : la génération et dégénération des friches, les sous-bois denses et chaotiques.
Un sentiment d'empressement s'est imposé: il fallait aller vite et vivre les images ou les dispositifs de la même manière que je pouvais vivre les paysages lors d'innombrables marches, promenades ou errances. Passant par les étapes révoltées, qui pour moi s'illustraient par un conflit homme/nature, j'en suis arrivé progressivement à envisager une certaine autonomie de la nature et à me sentir une partie intégrante de celle-ci.
Un autre événement qui m'a marqué de près est la tempête de 1999. Celle-ci a fait germer une dimension supplémentaire : la force des éléments, notre fébrilité face aux catastrophes. Aujourd'hui, je suis convaincu de la valeur de cet intérêt pour la représentation du monde naturel dans le sens où, en bon occidental évoluant dans un univers consumériste individualiste, je rends hommage au théâtre innocent du monde naturel. Et pourtant, je pense avoir un réel optimisme dans la capacité qu'à l'homme de s'arranger avec la nature. Ma fille n'a pas la parole qu'elle se délecte déjà d'une poignée de terre ou d'une branche de basilic.
Il s'agit pour moi d'être à la mesure du monde naturel et lorsque je dessine un grand format j'aime à imaginer le promeneur perdre ses repères et éventuellement trouver quelques branches auxquelles se raccrocher pour pénétrer un monde si peu considéré, de la touffe d'herbe au bas d'un trottoir, aux forêts primaires amazoniennes ou des pays de l'est.
10 g d'inextricabilité reflète la part d'implication physique et par un jeu d'échelles montre l'intrication de ma pensée. Je laisse mes cheveux en jachère sur un mois, étant très fins ils finissent par s'emmêler avant une nouvelle délivrance. J'ai cette idée que ces cycles entretiennent ma réflexion en d'autres termes, je porte sur ma tête un carnet ouvert.
De l'austérité des Dessins (4 et sqq) jusqu'au vertige lyrique des Hautes herbes, votre travail est à ce point concentré sur la représentation de la nature, qu'il a la qualité d'intensité d'une recherche scientifique. Parmi les thèmes qui émergent, on note celui de l'intrication (Hautes herbes, Junga 1), qui revient dans vos récentes céramiques, et qui rejoint votre goût des friches. Pensez-vous que nous aurions besoin de plus de désordre ?
Certainement, la nature a horreur du vide, et la prolifération végétale en témoigne partout. Prenez un bâtiment délaissé, il est envahi. On ne traite plus les trottoirs des rues strasbourgeoises, et les mauvaises herbes jaillissent.
Mon regard est exigeant et j'arpente mes environnements quotidiens pour activer mon travail ; alors je cherche systématiquement les failles de notre folle propension à la stérilisation. Quoi de plus pauvre qu'un lotissement en phase terminale? Alors je me délecte de la phase précédente, quand les saisons marquent le pas des travaux et que l'été avant la pause des dernières briques, le site est envahi de vagabondes, ou – saut dans le temps – quand le vieux centre d'un village est abandonné au profit de ces derniers laissant les charpentes éventrées, les étages ouvrant les murs aux semences.
Du point de vue de l'homme, on pourrait se réjouir des catastrophes biologiques, météorologiques, politiques ou sociales comme impulsion à des chamboulements, à un désordre donneur de sens.
Mon travail fonctionne grâce à une énergie, une vigueur. Je cherche à remplir en prenant des tournures chaotiques et empiriques où, malgré tout, une certaine organisation persiste, à l'image de la constitution d'une friche à partir d'un terrain vague ou suite à un brûlis. C'est la part volontaire, d'agencement des compositions plastiques.
Aujourd'hui Les îles, ces paysages miniatures en faïence, sont à nouveau une tentative de signifier la vivacité et la finesse des entrelacs inextricables des végétaux qui subsistent dans certaines zones incertaines de nos paysages coutumiers.
Qui fait encore l'expérience physique de fronder une lisière de bois en ronce herbes et branchages entremêlés – et ça sans se poser la question des éventuelles blessures occasionnées ?
Comment sont nées les 54 hypothèses ? Dans le choc de la peinture sur la photographie, de l'abstraction sur le figuratif, se joue un de vos thèmes récurrents.
Ce travail est révélateur du processus de gestation de mon travail en général. Je déploie mon énergie dans des séries et des projets bien spécifiques, mais tout part d'une respiration quotidienne passant par mes affects, mes observations sur sites mais surtout par un foisonnement d'étincelles plastiques dans mes carnets. L'empirisme au sens scientifique du terme, c'est l'expérience à tâtons.
Ce travail des 54 hypothèses s'est imposé à moi. Je l'ai réalisé dans une période de transition après les Beaux arts, sans réel atelier encore, proche de l'estampe et de la photographie mais déjà avec un regain d'intérêt pour la peinture, et là en un instant tout s'est mis en place.
Une promenade "au hasard" qui me conduisit dans un dépôt d'imprimerie abandonné, une découverte de séries de cartes postales touristiques, un soucis du sériel, des impressions monotypées, un motif classique et un titre venant s'inscrire dans une problématique actuelle mondiale (une sorte de diversion).
Cette imbrication infime de l'abstraction et du figuratif est pour moi un objectif, un enjeu, ne pouvoir vaciller dans l'un plus que dans l'autre, que l'un soit en permanence au service de l'autre, ce travail en serait une "illustration". Mais j'ai conscience de ne pouvoir me contenter de me répéter sous cette forme. Il s'agit d'arriver à produire ce savant mélange d'un tenant ; trouver la balance entre délaissement du geste et construction volontaire, être entre la trace et la présence, être présent dans la trace.
Teilstück manifeste une puissance très particulière dans l'irruption sereine, presque japonisante, du végétal dans la ville. Quelle est l'histoire de ce projet ?
Ce pourrait être la suite logique des 54 hypothèses. Non content de me satisfaire d'une astuce efficace pour qualifier de peinture un travail de recyclage, j'ai voulu m'essayer à l'approche classique de la peinture – pour réinvestir aussi mes balbutiements de jeunesse.
Suite à un premier travail, Les bas-côtés, où j'isolais des fragments de paysages de bords de routes, chemins ou voies ferrées afin d'en montrer la richesse et la luxuriance (une forêt vierge dans un talus) ; j'ai continué à peindre avec cette sensibilité, substituant la trace du pinceau à la forme élancée d'une branche. J’ai aussi voulu affirmer la présence de la photographie dans la préparation et le choix des images, leur cadrage.
Les Teilstuck sont nés à Berlin entre l'hiver 2007 et le printemps 2008 à l’occasion d'une résidence qui m'a permis d'y habiter 1 an et d'y travailler dans de bonnes conditions. Mon projet était, à la suite des impressions ressenties lors de la première visite, de refaire un travail sur des fragments paysagers, mais en y incorporant cette fois-ci des signes urbains. L'idée était de montrer des instants du quotidien, des vues dérisoires, qui selon la lumière, les rencontres de couleurs, le degré de présence du végétal devaient rendre un sentiment d'harmonie, d'un vécu paisible.
J'ai été profondément marqué par mon passage dans la capitale allemande, à plus d'un titre. Mais pour ce qui est de ma réflexion, j'ai pu déceler la force du végétal et son immanence (qui jusque-là était sans doute idéalisée et certainement liée au "sous-bois originels"). Là, je voyais une ville où la nature (non pas le beau parc aménagé sur une dalle de béton) était plus que tolérée, laissée...
Au terme des grands travaux en cours, restera-t-il des trous béants de terrains vagues ?
Avez-vous le sentiment d'avoir fait, par la création artistique, des découvertes sur la nature ?
La plus grande découverte sur la nature que j’ai pu faire par la création artistique c’est de me réjouir du banal, de voir de la beauté et de la vivacité dans nos environnements quotidiens, de déceler des trésors infinis, d’entretenir ma présence au monde, à la nature.
Que vous inspire l'idée de sauvage ?
L'idée de sauvage, c'est n’accorder aucune complaisance et aucune limite à ses volontés d'émancipation. Une plante ou une forêt peut être sauvage, un enfant, le caractère de la femme que j'aime aussi peut l'être, la bête aussi... c'est tout bête mais la vie est sauvage.
Il pourrait aussi s'agir d'un refuge. À ne pas comprendre comme une fuite ou un échappatoire mais plutôt comme une retrouvaille. Le sauvage comme matrice, le ventre de la mère, qui calmerait les angoisses de la conscience du monde et de la vie (et de la mort).
Que lisez-vous?
J'ai un intérêt particulier pour la littérature classique francaise ou étrangère, pour l’heure j'ai entamé Moby Dick. Et puis Artaud, Castanedas, Borges, Zweig, Vian, Calvino, Bouvier, Levi Strauss, Withman, Bachelard, Cervantes, Camus, Prévert, Emerson, Thoreau, Gilles Clément.
Ma dernière lecture marquante, c'est La Peste écarlate de Jack London qui illustre à plus d'un titre mes préoccupations du moment. D’ailleurs je redécouvre toute l’œuvre magistrale de Jack London.
Je suis également fasciné par la bande dessinée, c’est peut-être générationnel mais j'ai grandi avec et j'ai connu l'émergence d'une nouvelle forme de BD qui efface les frontières avec la pratique artistique en général pour sortir des codes du 46 pages couleurs et explorer de nouvelles pistes graphiques et narratives.
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